Sur le plateau d’Albion et sur la ruée vers l’or en Amérique



Sur le plateau d’Albion

et sur la ruée vers l’or en Amérique

Une comparaison

« Qu’a-t-on à gagner dans un endroit perdu? »

« Tout est rentré sous terre, tout est enseveli.

L’histoire de Marseille est secrète. » (Cendrars)

« Bien creusé, vieille taupe. » (Marx)

« … il estime en général que le secret ne vaut pas d’être connu » (Conrad)

Au Nevada ou en Californie, comme le rapporte Mark Twain dans son livre A la dure ou Jack London dans Radieuse Aurore, entre autres, une ville de quelques milliers d’âmes peut naître puis disparaître au bout de quelque temps sans laisser absolument aucune trace. Dans certaines villes de mineurs, comme Brodie, il reste quelques cabanes tout au plus. Et Dawson n’a pas disparu où l’on peut voir un des exemplaires absolument uniques de la log-cabin de l’auteur de L’Appel de la forêt.

Il est sans doute possible d’établir une comparaison entre ces villes éphémères du dix-neuvième siècle aux Etats-Unis et les installations nucléaires du plateau d’Albion au vingtième. Ici le sol a été troué, là ce sont de grands et longs tunnels qui ont été creusés, la terre a dû être rejetée à l’extérieur. On se demande même, si l’on admet, comme je l’ai entendu dire, qu’un puits de cent mètres de diamètre sur quatre cents de profondeur a été creusé sur le plateau, où toute la terre ainsi que la roche a pu être transportée. Deux postes de tirs ont été profondément enfouis à Reilhanette et Rustrel (à près de 800 mètres, paraît-il). Manquent en quelque sorte les terrils d’une mine.

Est-ce un hasard si le Nevada où se produisit une fameuse ruée vers l’or abrita au siècle suivant des essais nucléaires qui dérangeaient beaucoup Howard Hughes à Las Vegas en haut de son « Desert Inn », comme s’il y avait une relation étrange entre la prospection aurifère et les expérimentations nucléaires ?

Naturellement dans un cas il s’agit de chercher de l’or ou de l’argent, dans l’autre de construire une force de « dissuasion ». Les motifs économiques s’opposent aux desseins politiques, l’individuel au collectif.

Dans les deux cas, il y a eu débauche d’efforts, sommes colossales, violences nombreuses, force explosions, espoirs enfuis, joies brèves, un sentiment général de grande inutilité en définitive, sinon de gâchis. En Amérique tout le gain acquis est passé majoritairement dans l’absorption de whisky consommé en groupe, ou bien aux cartes; après tout, grisé par les perspectives de richesse, un chercheur d’or (ou plutôt trouveur d’or) en règle générale se soucie peu d’aller déposer son fric à la banque pour « chercher la sortie ». L’argent difficilement gagné est souvent rapidement dépensé, quoi qu’on en pense.

Partir comme un voleur, qu’on soit payé par l’Etat ou qu’on soit à son compte, après avoir fouaillé comme un dingue les entrailles de la terre, en laissant derrière soi un paysage aussi sinistre qu’au départ (et même un peu plus), sauf quelques infrastructures qu’on n’a pas pu ne pas établir pour la facilité du chantier et pas eu l’indécence de détruire, voilà toute l’histoire de ces zones d’activité temporaire (TAZ).

Endroits où la vertu n’a pas de grâce ni le crime de remords.

Les diverses ruées vers l’or aux Etats-Unis se produisirent dans des régions soit très chaudes (Nevada), du moins dans la journée, soit très froides (Yukon), au point que selon London il fallait réchauffer le sol, sans feuillage abondant. « Toujours plus au Nord . » Après ces poussées hystériques, le désert est laissé sans rien, vu qu’il était déjà sans rien, comme tout bon désert. Sur le plateau d’Albion il ne reste que quelques grosses paraboles, et la Légion étrangère.

Dans L’Or de Cendrars toutefois, la ruée (la première) ne se produit pas en plein désert mais précisément sur le domaine agricole de Suter qu’elle ruina assez paradoxalement. En passe d’être l’homme le plus riche de la planète, il subit la malédiction de la folie aurifère et mourut sans un dollar ou presque. L’or peut donc être un ennemi, même pour un Suisse !

On est passé en France et en Amérique de la désolation à la désolation avec une extrême facilité. A peine peut-on se rendre compte qu’il s’est passé quelque chose. Personne ne parle plus de cette période. Il est mal vu d’y faire allusion, car cela pourrait nuire au tourisme (que le fait de parler d’un lieu non vu soit mal vu est évidemment amusant). Le paradoxe est que les installations souterraines du plateau d’Albion auraient pu être transformées en attraction touristique. A Paris et à Rome, on visite bien les Catacombes, pourquoi la visite des silos de fusées nucléaires ne constituerait-elle pas un but de promenade en été ? Aux Etats-Unis, pour le centenaire de la ruée de 1897, ont eu lieu quelques cérémonies en Alaska et au Yukon. Mais peut-être en France craignait-on les traces délétères de l’arsenal qui auraient pu gâcher les visites familiales, au cours d’un mini-voyage au centre de la terre.

Evidemment on ne choisit pas la région où les filons aurifères sont apparemment abondants. Par contre on a soigneusement sélectionné l’endroit où seraient entreposées les fusées en fonction d’un casting très étudié : pas de tremblement de terre, très faible hydrométrie, solitude garantie, absence de cultures.

Il y a une poésie des ruines comme il y a un mystère des souterrains. Ces derniers sont comme des ruines inversées, invisibles, en l’état des choses à peu près inaccessibles dans le cas du Ventoux. On sait est l’entrée du site, mais quant à y entrer, c’est autre chose.

Il y a des souterrains qui le sont entièrement, plus ou moins profonds, plus ou moins sûrs, plus ou moins longs, plus ou moins vastes. Il y en a qui sortent à l’air libre. Il y a des tunnels à jamais enfouis, comblés ou effondrés que jamais personne sans doute ne pourra plus pénétrer, même au risque de sa vie. Mais on a vu récemment des hommes découvrir des grottes dans le Sud de la France, de sorte qu’en matière de trouvaille tout est possible.

Pour les orpailleurs, les rueurs, les « filons borgnes » sont ceux qu’on trouve par hasard, en creusant une galerie ou un puits. On peut ainsi, sur le plateau d’Albion, tomber sur un tunnel en creusant un trou, assez profond naturellement

Les opposants au projet gaullien dans les années 60, parmi lesquels le « local » René Char, ont perdu en luttant, mais ils ont gagné sans lutter.

On s’est parfois inquiété dans la région devant le départ des militaires autant qu’à leur arrivée.

Le devoir lancinant de mémoire, la manie des anniversaires, la mode des commémorations, maladie assez récente en France, épargne toutefois quelques sujets, par exemple le plateau d’Albion, mais il y en a d’autres. Il est permis de se demander à quelles raisons ces exceptions sont dues, et si elles sont définitives. Car toute mort, toute naissance de tel ou tel individu doit être célébrée, tout événement doit désormais être fêté, centenaire, cinquantenaire et l’on passe souvent à la décennie, sinon à l’année. Le mystère du plateau d’Albion se redouble, son existence est mystérieuse, son souvenir est éteint, son rappel interdit. On parle pourtant de l’Atlantide qui a disparu, si elle a existé. Etant spécialisé dans la manie d’aborder des questions qui fâchent, ou qui risquent de le faire, je ne pouvais que vouloir consacrer un article au plateau, alors qu’on semble craindre qu’à l’évoquer des flots de radiations que contiennent les flancs de la montagne ne s’exhalent brusquement, à moins qu’ils n’aient depuis longtemps commencé à le faire. Car ce que l’on soupçonne c’est que, comme dans le cas d’une usine Kodak en banlieue parisienne, il faille nettoyer le site, et surtout le sous-sol, très profondément et très soigneusement.

Il n’y a sans doute qu’une chose plus stupide que le commémorationnisme, c’est l’oubliationnisme qui est de toute façon contre-productif et ajoute au mystère, quoi qu’il en ait.

La non-commémoration est évidemment dissimulation. Dissimulation de ce qui est déjà dissimulé. Invisibilité de ce qui est invisible. Redoublement de l’absence. Trou noir sans fin.

Ce n’est pas parce que quelque chose est caché qu’on l’oublie, qu’on n’en parle pas. Au contraire. Comme dans le cas de Salinger de son vivant, cela ne peut qu’exciter la curiosité. Mais des forces plus puissantes qu’elle s’opposent apparemment à sa satisfaction.

London écrit quelque part que, au début du dix-neuvième siècle, les Russes qui possédaient alors l’Alaska (ils le revendirent bêtement aux Américains en 1867), savaient qu’il y avait de l’or sous leurs pieds mais ne voulaient que cela se sache, craignant que l’afflux de chercheurs d’or ne perturbe leur commerce de fourrures. Sur le plateau d’Albion on a l’impression que les Provençaux ne veulent pas dire ce qui s’est produit en matière de sous-sol, pour ne pas gêner le développement de l’activité touristique. Dans un cas on a caché ce qui pouvait advenir (et qui est effectivement advenu), de l’autre on cache ce qui est advenu, dans un but commercial.

Le plateau d’Albion représente au fond l’engloutissement d’installations diverses par une catastrophe qui n’a pas eu lieu. On sait, à cause entre autres de l’Aurige de Delphes, si l’on excepte son bras gauche, que cette statue a été préservée par un tremblement de terre de sa disparition probable. Une catastrophe réelle peut avoir des effets bénéfiques, du moins pour la postérité lointaine. On doute que la non-catastrophe d’Albion puisse procurer de tels avantages, susciter de telles découvertes. L’industrie du tourisme est très redevable aux catastrophes (éruptions comme à Pompéi, etc.) autant qu’elle en pâtit (attentats, accidents d’avion, séismes, etc.) ; elle est aussi boostée par les maladies (pulmonaires et autres).

Comme au Musée de Naples où beaucoup de statues et de fresques de Pompéi ont été transportées, c’est au Musée de l’air au Bourget que des reconstitutions de postes de commandement ou des missiles coupés en long ou en large ont été ramenés. Nous voulons dire par là que ce n’est pas sur place qu’on peut en voir le plus, sans présumer de la qualité des vitrines.

Dostoïevski, après sa sortie du bagne, a écrit un livre intitulé Le Sous-Sol (ou Notes du Souterrain), sans doute son chef-d’oeuvre, où il n’est évidemment pas question de ruée vers l’or ni d’installations nucléaires. Notre texte pourrait aussi s’appeler « Notes sur un souterrain ».

En Courlande Karosta, dont le port remonte certes au dix-neuvième siècle et qui fut le point de départ de la campagne calamiteuse des bateaux tsaristes au Japon en 1904, qui abrita longtemps la flotte « soviétique » en Baltique, qui en est désormais dépourvue et où ne subsistent qu’une église russe et quelques habitations, peut être comparée au plateau d’Albion. Les navires de la deuxième base navale russe gisent au fond de la mer, non de la terre, y compris des sous-marins nucléaires. Jamais, en marchant sur la digue, on n’imaginerait que de telles installations ont existé. La mer est aujourd’hui déserte, ainsi que les plages, du reste fort polluées. Impression d’étrangeté absolue.

Résumé d’un fiasco parfait :

La décision de créer une « force de frappe » française (sous-marins nucléaires, Mirages lance-bombes, silos de missiles sur le plateau d’Albion) a été prise sous de Gaulle en 1962.

Le chantier du plateau d’Albion a été ouvert en 1965.

Des essais ont lieu en même temps à Hammaguir en Algérie. Il y eut autant d’échecs que de succès.

Aucun test de mise à feu des missiles S3 n’a été effectué depuis Albion.

Les installations ont été terminées en 1972.

Chirac annonce le demantèlement des mêmes installations en 1996.

Beaucoup d’ovnis s’emparent du site.

Juin 2015

Supplément aux Structures élémentaires des villages provençaux