Des cinéastes

Paris le 29/1/10,

Luc Moullet,

J’ai vu votre dernier film , La Terre de la folie, avec grand intérêt, avec d’autant plus d’intérêt que j’ai acheté il y a quelques années une maison à E. qui figure, si je me souviens bien, en tête du générique. Mais à la différence d’Abélard je n’ai pu trouver Héloïse (Mignot), j’ai trouvé un Mignot mais il n’avait aucun rapport avec la question. Dans le coin, à Séderon, à Sault, aux Eourres personne apparemment n’avait vu votre film ou même n’était au courant de son existence ou encore ne savait qu’il avait été tourné il y a un an au moins dans les environs. Je sais que vous êtes un homme discret ou prudent, mais quand même ! Serait-ce donc un film pour les Parisiens, pour non-Drômo-provençalo-alpo-hauto-provençaux, un film rural pour urbains, une œuvre provinciale pour mégapoles ? Certes la définition du pentagone du crime peut gravement nuire à la vocation touristique de la région, même si la Paca semble vous avoir aidé ou du moins ne vous a pas trop nui. Est-ce pour cela qu’à Avignon cette terre supposée de la culture, il est impossible de voir La Terre de la folie ?

Je me suis parfois demandé si les interviewés étaient des personnes réelles, je veux dire existaient bien comme cette Héloïse M. infructueusement recherchée par mes soins en janvier 2010, si les faits rapportés étaient bien avérés, si les motifs des crimes étaient bien ceux que vous indiquez (la folie, pas l’argent), mais la vengeance est peut-être une cause déterminante de cette propension à tuer dans ledit polygone.

Je joins à cette lettre un texte que j’ai commencé à écrire sur la Drôme provençale et les terrains alentour, au fur et à mesure de ma découverte de ces contrées. C’est un ensemble de notes que j’ai prises depuis que je viens régulièrement ici et qui donnera peut-être un jour naissance à un livre. Cela va plutôt dans le même sens que vous dans votre documentaire.
Dans Déclin du meurtre en Angleterre, court texte d’Orwell écrit en 1946, l’auteur regrette la belle époque du crime qu’il situe entre 1850 et 1925. On pourrait aussi bien appeler votre film « Apogée du crime en Provence ». Giono y avait d’ailleurs pensé et Sade avant lui, pour ne citer qu’eux.

Si vous ne craignez pas trop pour votre vie, que pensez-vous de l’idée d’organiser une ou deux projections de La Terre… en Drôme provençale ?

 

1/3/2010,

Monsieur,

Merci de votre lettre qui contient une chronique succulente et talentueuse sur la Drôme provençale. Héloïse MIGNOT est la petite-fille de Louise THIRION et de Henry GAY, domiciliés à la Georgette, à 1,5 km à l’ouest du centre d’Eygalayes.

Effectivement mes films sont, comme ceux de Straub, Rozier, Hanoun, Eustache ou Pollet, destinés en fait à un public un peu limité, en France un spectateur, au mieux, pour 3 000 habitants (au lieu de 1 pour 3 pour Bienvenue chez les Ch’tis),ce qui fait qu’il est presque inconcevable de les présenter en Drôme provençale, si peu peuplée. Dans cette région, comme dans les Hautes-Alpes (dont la famille de mon père est originaire), je n’ai pas eu une seule projection de mes films après 50 ans de carrière, bien que la plupart de mes productions y soient tournées.

Je suis d’ailleurs un cinéaste centripète : mes films sont d’abord projetés non en France mais en Autriche (où vient de sortir La Terre de la folie), au Mexique, au Canada, au Mali, aux Philippines. Peut-être arriverai-je à une meilleure diffusion dans le Pentagone vers 2014.
Je pense plutôt que ce film va servir la vocation touristique de la région, ce qui explique (en partie) la subvention attribuée par le PACA et celle affectée par le ministère de la Culture. Ça ne sert pas à grand-chose de vanter les promenades à cheval, les edelweiss, le canoe-kayak dans une région, toutes les contrées le font, le principal est d’en parler, même sous une apparence qui peut semble négative (ce qu’on appelle de la publicité indirecte ou dialectique, la meilleure). Tout le monde est attiré par le négatif, la catastrophe d’Haïti, l’affaire d’Outreau. Auschwitz (conçu par le plus fou des fous, Hitler) fait venir beaucoup de « pèlerins », comme le 11 Septembre. L’affaire Dominici a créé deux commerces à Lurs. Moi-même, la région m’attire à cause de la folie qui y règne, entre autres raisons. A Salem (USA) où la chasse aux sorcières fit pendre 18 êtres humains, et enfermer ou martyriser des centaines d’individus, dès la sortie du train, des gens déguisés en sorcières sillonnent les rues, et des costumes de sorciers envahissent les boutiques.

Et puis la folie est-elle si négative ? Beaucoup de grands créateurs étaient « fous », Séraphine de Saules ( ?), Camille Claudel, Van Gogh, Pollock, Pialat, Fuller, Holderlin et Walser (60 ans d’asile à eux deux), Nerval, Poe, Nietzsche, Althusser, Sade, Artaud, Feydeau, Maupassant. Folie et culture sont très liées. Et la culture facilite le tourisme (cf. la peinture et l’architecture flamande et italienne). La folie n’est-elle pas la grande chance du Pentagone ?

Ici le crime fondé sur l’argent est rare. La vengeance oui. Après tout mon cousin a tué trois personnes parce que l’un d’entre eux avait déplacé sa chèvre de dix mètres. Mais cette vengeance était indubitablement marquée par la folie, comme beaucoup d’autres « vengeances » évoquées dans le film.

Meilleurs sentiments

  1. Moullet

Note : Moullet était pessimiste ; son film a été projeté dans plusieurs cinémas de la région peu de temps après cette lettre