Scènes de la vie de Paris

1) La rue

La rue : comme spectacle, comme enfer, comme paradis, comme lieu de lutte, etc.

“C’étaient pour moi de grandes délices : j’ai toujours éprouvé beaucoup de satisfaction solitaire, où que je fusse de par le monde, à promener mes pas de-ci de-là, par les rues et les avenues écartées, à me poser des questions sur les inconnus que je rencontrais.” (Melville, Redburn.)

“Dans la rue Marcelle avait marché, inconsciente, regardant si elle ne trouverait pas de l’argent par terre.” (Zola, L’Argent.)

« Tous ceux qui voient n’ont pas les yeux ouverts ni tous ceux qui regardent ne voient pas. »(Grácian, L’Homme de cour.)

 

Déjà dans Le Sous-Sol Dostoïevski avait rapporté les humiliations de la rue : tel officier refusant de céder la place au “souriceau” devient sa bête noire, son obsession, un ennemi mortel.

Parfois celui ou celle qui vous ignore habituellement, définitivement, pourrait-on croire, à qui cela semblerait beaucoup coûter de croiser votre regard, un jour est brusquement aimable, et le reste.

On croit être infiniment loin, sans communication avec ces gens qu’on voit et qui ne vous regardent pas, et pourtant, assez souvent, on s’aperçoit qu’on est dans le même espace et plus que cela. On voit dans un café ou dans la rue une femme qu’on croit inaccessible, on retrouve par hasard la même dans un autre café, et toute distance a miraculeusement, entièrement disparu.

A moins qu’il ne soit préoccupé par un sujet grave ou qu’il soit malade ou qu’il feigne de ne pas vous voir, le passant, masculin ou féminin, vous signifie en ne vous regardant pas que vous n’êtes pas digne d’être regardé, que vous n’existez pas pour lui, que vous n’êtes pas digne d’exister, que vous ne comptez pour rien, que vous êtes un non-être. Il y a des regards méprisants, mais le non-regard est bien pire, puisqu’il vous évite, vous ignore, vous dissout ; il est rempli de violence quoiqu’il soit vidé de force, privé de réalité. Il vous signifie votre nullité sans phrases, sans geste, l’absence est sa terrible présence même.

Grande difficulté: quand vous ne regardez pas quelqu’un, comment être sûr qu’il s’aperçoit que vous ne le regardez pas (à moins de le regarder vous-même, ce qui annule complètement l’effet)?

Pour résoudre ce dilemme, suivez l’exemple de Mohammed Merah : posez une petite caméra numérique autour de votre cou (les flics se mettent à suivre son exemple), et le tour est joué. Il est également possible de se faire accompagner par un ami qui doit être très attentif aux personnes croisées, du moins à leurs regards.

Il peut être très dangereux quand vous marchez dans une rue de regarder tout le monde. Il y a de quoi devenir fou. Assis à une terrasse, protégé par une vitre ou un plastique, le risque est moindre.

Certains jours, on ne regarde personne en déambulant à pied dans Paris, on ne formule aucune réflexion désagréable si on lève les yeux et qu’on regarde une passante qui ne vous regarde pas; si on a la tête ailleurs, si l’on est préoccupé on ne se soucie pas ou peu de savoir si vos contemporains se préoccupent de vous.

On est parfois tué pour un regard qu’on échange avec une personne qui, s’estimant hautement méprisée et pire, vous donne une telle leçon que vous ne pourrez recommencer. Mais on n’est jamais trucidé par quelqu’un devant qui on baisse les yeux ou qu’on fuit du regard.

Avant le regard ou éventuellement le non-regard. Mais il faut être deux pour se regarder, ou non.

Avant le regard dans la rue, il y a, souvent mais pas toujours, un pré-regard. On regarde de loin pour se rendre compte s’il vaut la peine de regarder une personne de plus près. Parfois il n’est pas possible de confirmer le premier regard si le ou la passante est sur le trottoir opposé. Parfois le premier regard n’est pas confirmé d’une autre façon; l’objet est oublié, remplacé par d’autres.

Quand il n’y a pas de regard après le pré-regard, il convient mieux de parler de “petit regard au loin”. C’est comme quand on parle de “préliminaires” au coït et qu’il n’y a pas de coït… (Ou quand on évoque des prolégomènes à un livre et qu’il n’y a pas de livre.)

Parfois je me sens transparent dans la rue, ou dans un café. Est-ce un avantage ou un inconvénient, un objet de colère ou de satisfaction? On peut en concevoir du dépit, mais on peut recueillir ainsi des paroles que vos voisins n’auraient peut-être pas prononcées s’ils avaient pris garde à votre présence (système Canquoëlle).

Quand vous partez en voyage, il faut que votre voisin, lui, ne parte pas en voyage pour s’en apercevoir. De la même façon quand vous ne regardez pas ostensiblement la personne que vous croisez, comment être sûr qu’elle se rend compte que vous ne la regardez pas?

Il y a une façon de ne pas regarder certaines personnes qui vaut plus qu’un regard.

Sans aucun doute, dans les rues des mégapoles, il doit se passer un nombre considérable de choses passionnantes par terre, il doit y avoir beaucoup de billets de banque ou de billets de loto gagnants qui traînent sur le sol, des variétés d’insectes rares, des articles de journaux anciens, etc. pour que tant de gens marchent les yeux baissés, au risque même de se heurter à d’autres passants, surtout si ces autres personnes avancent eux aussi les yeux baissés. Et le reste des passants, ou peu s’en faut, est si passionné par le spectacle des murs qu’on peut facilement en déduire que sur les murs il y a également moult choses intéressantes. Car, au lieu de croiser le regard de leurs contemporains les passants ont le choix entre regarder sur le côté ou par terre.

Y a-t-il un passant sur mille et sur terre qui a jamais vu et ramassé un billet, petit ou gros, sur le sol? Pourtant cela n’empêche aucun de nos contemporains de marcher souvent le regard baissé, espérant toujours la découverte d’un trésor à ses pieds, et nullement enterré. Ou par incuriosité de leurs semblables. Et l’on n’ose imaginer la scène où deux personnes font la même découverte, celle d’un bifton par exemple, en même temps. Ni celle, rare sans doute où le propriétaire dudit bifton, si c’en est un, se retournant, se penche pour récupérer son bien. En pareille occasion le flou juridique est total.

Baisser les yeux est une condition nécessaire non suffisante pour découvrir des pépites dans la ruée vers l’or quotidienne. Mais les couillons qui ont les yeux rivés sur le sol ne le regardent que par défaut. Ils le voient sans le voir. Ils ne trouvent jamais rien, obsédés par ce qu’ils ne veulent pas voir. Que ceux qui font une étude sérieuse sur les divers revêtements du sol parisien m’excusent, ce ne sont pas eux qui sont visés, eux sont des chercheurs consciencieux.

J’ai à plusieurs reprises trouvé quelques billets pliés (non froissés), mais en glissant dessus. L’argent est toujours un danger.

On peut aussi marcher en regardant en l’air, en espérant sans doute qu’il tombe du ciel des grosses coupures, plutôt que des bijoux qui pourraient faire mal.

Une petite minute de réflexion peut assez rapidement dissiper ces idées fausses. Les gens se regardent peu mais regardent encore moins ce qu’on croit qu’ils regardent (c’est une chose assez évidente et peu contestable). Il m’arrive parfois de me demander pourquoi. J’ai tendance à penser que celui qui regarde les gens qu’il croise, de façon « naturelle », en s’abstenant de détailler le sol du trottoir, est un être sympathique et donc qui attire mon propre regard…

Une difficulté intervient : une personne pour éviter de regarder untel va fixer tel autre, comme si elle le regardait vraiment, mais ce n’est qu’un anti-regard, conçu non pour voir quelqu’un mais pour ne pas voir quelqu’un d’autre.

Un anti-regard, comme nous l’appelons, n’est pas si loin d’un regard simple, où l’on regarde ce que l’on voit et voit ce que l’on regarde; d’où des méprises, mais elles ont lieu en si grand nombre, dans une succession d’oeillades aussi vite oubliées qu’échangées, que le mal n’est pas bien grand.

Un autre type de regard est le regard habituel, dans le cas où l’on regarde non un passant ou une passante anonyme, mais une personne qu’on connaît plus ou moins bien, qu’on a déjà vue, même si on ne lui a jamais parlé. On est sensible dans ce cas à la lumière qui change les traits, aux vêtements qui les modifient, à l’humeur qui transforme le visage et l’allure, à la distance qui fait mieux apparaître l’ensemble de la silhouette.
Regardez une personne qui marche : c’est tout à fait une autre que celle qui était assise. Naturellement. Certains gagnent à être vus en train de faire des grandes enjambées; d’autres sont plus empotés et donc ne gagnent rien à être contemplés marchant dans la rue. Parfois sans doute beaucoup s’étudient eux-mêmes quand ils déambulent, ne sont pas vraiment « naturels », comme lorsqu’ils se promènent en forêt, par exemple. A l’aise ou pas, certaines personnes en avançant un pied devant l’autre dégagent une sensualité extrême, d’autres un raffinement rare, etc.

Dans le métro où les gens marchent peu mais se tiennent les uns à côté des autres, la plupart du temps debout, le rapprochement entre deux ou trois personnes prises ensemble peut donner lieu à quelques comparaisons. Une personne paraîtra plus maigre à côté d’un monsieur dodu, plus chic à côté d’un jeune en baggy, etc.

Par une journée où vous avancez de belle humeur sur un trottoir où circulent beaucoup de spécimens de la gent féminine, vous ne pouvez que repenser à ces phrases de Kierkegaard dans Le Journal du séducteur : “Je peux me réjouir et réjouir mon cœur en imaginant le soleil de la féminité rayonnant dans sa plénitude infinie, s’éparpillant en une tour de Babel, où chacune en particulier possède une petite particule de la richesse entière de la féminité, mais de sorte qu’elle en fait le centre harmonieux du reste de son être. En ce sens la beauté féminine est divisible à l’infini. Mais chaque parcelle de beauté doit être mesurée dans son harmonie, sinon un effet troublant en résulterait, et on arriverait à la conclusion que la nature n’a pas réalisé tout ce qu’elle avait en vue en s’occupant de telle jeune fille.” J’interprète ainsi les mots du Danois : en croisant et regardant tant d’êtres jeunes, anonymes, charmants, plus âgés, un idéal de beauté naît qui se dissout sitôt qu’il s’est fugitivement formé, laissant une impression agréable et fugace.

Cela n’a rien à voir avec le sculpteur de la Grèce antique qui, pour faire la plus belle créature possible, avait emprunté les seins à l’une, la chevelure à l’autre, le visage à une troisième, les jambes à une quatrième, les bras à une quinte et ainsi de suite et n’avait abouti qu’à un monstre.

Petite vengeance : si une personne ne vous regarde pas, arrêtez-vous et regardez-la fixement, jusqu’à ce qu’elle vous dépasse, avec un air enjoué.

Qu’il est doux de pouvoir regarder à quelque distance, en le croisant sur un même trottoir, un beau visage, même s’il ne vous regarde pas, son aspect fuyant lui donnant du reste encore plus de mystère.

Regarder de profil une passante, en général sur le trottoir d’en face, c’est chose différente que de la voir s’avancer vers vous ou vous dépasser lentement (dans ce cas on ne connaîtra jamais ses traits ou si peu).

En voiture, par la grâce de la vitesse (relative en ville), c’est une traînée de visages, comme un cortège de parfums, qu’on voit fugacement sans qu’ils puissent vous voir en général, dans un monde presque parallèle, où l’on se sent quelque peu voyeur (plaisir de saisir une expression que la personne ne voulait sans doute pas qu’on remarque et qu’elle ne sait pas qu’on a remarquée : vulgaire, sombre, mystérieuse, gaie, fraîche, etc.; il est vrai qu’elle sera en général aussitôt oubliée).

Parfois vous revoyez à pied une personne vue d’une voiture et c’est comme si celle qui était dans un monde séparé était brusquement plongée dans le même monde.
La rue peut être un enchantement qui ne laisse presque aucune trace, un plaisir qui se nourrit de lui-même, un évanouissement et une réapparition sans fin de visages inconnus, de corps entraperçus, de regards mystérieux, de gestes incompréhensibles, de paroles irritantes, aiguës, de rires forcés.

Aucun souvenir, fût-il ténu, fût-il unique ne subsiste en général de cette longue traîne et c’est une caractéristique absolument étonnante que ce qui apparaît disparaît aussitôt, que l’infinie abondance fournie par la grande ville se métamorphose en infime trace dans l’alambic bruyant et coloré de la rue, en une sorte de senteur nourrie de mille odeurs et qui apporte un plaisir enivrant… Proust dit que les passantes sont des déesses. (Baudelaire avant lui avait décrit ce phénomène dans le poème « A une passante »).

Au volant d’une voiture vous volez à des personnes, même connues, leurs propres déplacements, sans qu’elles s’en rendent compte, à moins que vous ne le leur disiez; il est plus rare qu’ils vous surprennent, eux, à pied, à bord de votre engin. Les moyens plus classiques pour espionner (même sans le vouloir) restent souvent les meilleurs.

Inversement les moyens modernes de communication (Internet, portables, CB) sont, selon un spécialiste de la chose qui a fait son “coming out” (Snowden), le meilleur moyen d’être fliqué, d’où un retour nécessaire à une relation de personne à personne, genre “Gorge profonde” dans un parking.

La rapidité du véhicule dans lequel vous êtes, le nombre de personnes croisées, la disponibilité de votre esprit entraînent une douce ivresse, comme lorsque après un verre un autre verre plein de visages flous, de silhouettes vagues, d’expressions incompréhensibles vous enivre, jusqu’au prochain verre. L’important n’est pas la qualité mais la quantité des passantes, c’est le passage des unes aux autres. Montaigne écrivait déjà qu’il peignait moins l’être que le passage.

La rue est un musée à l’air libre où les tableaux sont changeants, mobiles. On cherche partout l’auteur de ces portraits anonymes, de ces groupes en transformation constante.

Une longue chevelure qui flotte en arrière à cause de l’allure rapide, des vêtements qui s’écartent et collent au corps, un visage vu fugacement de profil et à distance, des yeux d’une couleur transparente, une longue mèche de cheveux qui vient cacher la joue et presque tout le visage (on ne voit qu’un regard magnifique), une voix stridente, des lèvres muettes, des écharpes enroulées autour du cou qui ne laissent voir que le front ou presque, “s’envolant et s’évanouissant dans les airs comme des esprits”, une silhouette qu’on suit des yeux devant soi dont les jambes sont parfaites et dont on ne saura pas les traits de la figure, être uniface qui s’éloigne déjà amputé d’une moitié, à moins que la personne ne se retourne ou ne s’arrête, mais l’autre moitié alors est si loin de ce qu’on imaginait qu’on cesse d’être fasciné sur-le-champ : la rue est cet égrénement de parties qui se dissipent sitôt apparues, constamment renouvelées mais dont on ne se lasse jamais. “… regardez plutôt passer les femmes”, disait le jeune Aragon à l’époque du Con d’Irène.” “… dans un sourire de femme, dans une œillade, dans un geste fascinateur, dans les ondulations d’une robe”, écrit Balzac.

“Un beau visage est le plus beau de tous les spectacles”, surtout s’il est mouvant, fuyant, d’autant plus qu’il est un peu masqué, un peu lointain.

Tous les gens qu’on voit, parfois on les revoit, rarement on les entend (c’est souvent tant mieux), il est encore plus rare qu’on leur parle (si c’est dans une grande ville). On regarde les passants comme on contemple sans se lasser les vagues de la mer qui disparaissent dans l’océan comme dans la masse ondulante de l’anonymat; mais on est là, fasciné par les êtres qui apparaissent puis disparaissent, retournant à l’état informe d’où ils émergent l’espace d’un instant.

Si je me croisais dans la rue, je ne suis pas sûr de me regarder (ou de ne pas me trouver abruti).

Parfois je ne regarde les autres que pour voir s’ils me regardent, ou pour me moquer d’eux.

A certains moments (rares), las de me moquer des poses fates de mes contemporain(e)s, je suis soudain envahi par un grand sentiment de bonté et de tendresse, bref, stupide mais si agréable.

Je n’ai même pas besoin, pour me distraire, de regarder ces andouilles de passants qui me procurent un spectacle gratuit, tordant, sans fin. Il suffit que je me contemple moi-même pour pisser dans mes couches.

J’aime à penser à autre chose pour éviter tous ces problèmes de regard, de non-regard, de pré-regard, d’anti-regard (on pourrait aussi parler d’in-regard qui correspond à celui qui, enfoncé dans ses pensées, regarde ou non les passants, au hasard). Je ne me soucie pas alors de regarder ou d’être regardé.

Si vous êtes triste sortez dans la rue, il y a peu de gens qui ne sont pas ridicules et donc, si vous les regardez, qui sont à pisser de rire.

Stendhal écrit dans La vie de HB : “J’étais dans les rues de Paris un rêveur passionné, regardant au ciel et toujours sur le point d’être écrasé par un cabriolet.” la page suivante il a une merveilleuse expression : il y a, dit-il,des gens qui “portent leur tête comme un saint-sacrement”.
Si vous voulez rêver sortez dans la rue, il y a tant de visages, d’expressions, d’allures, de sourires, éphémères, vagues qui ne vous laissent qu’une faible trace ou aucune mais dont la perception est un plaisir sans cesse renouvelé, et l’absence même de souvenir rend possible la continuation de la rêverie.

Certaines mères de famille en France brandissent leurs moutards comme des décorations, comme des récompenses obtenues au champ d’honneur de la natalité, comme une exigence de reconnaissance que le pays leur doit pour enfantement au nom de la patrie, comme un pass pour doubler les autres personnes dans les queues, éviter les endroits où il pleut, etc. Dans d’autres pays, l’attitude des mères est tout autre, d’une modestie inversement proportionnelle au nombre de petits enfants.

Regardez quelqu’un qui sort de son immeuble. Il n’est pas rare qu’il évoque un acteur entrant en scène et s’apprêtant à déclamer un texte devant la foule, public captif, le trottoir étant conçu comme un décor minimal, éphémère.

J’ai vu plusieurs fois une personne éviter sur un trottoir des crottes de chien effectivement assez nombreuses mais visibles avec la même habileté mais aussi avec la même angoisse qu’un soldat se déplaçant sur un terrain truffé de mines.

J’ai souvent été intéressé par des jeunes personnes avec une démarche et un port de tête proche des top-models dans un défilé de mode, l’air un peu égaré et étrange. Comme au bout d’un certain temps, personne ne fait demi-tour, comme dans un défilé de mode, ces jeunes gens ou jeunes filles continuent tout droit avec le même air bizarre et amusant que dans un défilé de mode (l’anorexie en moins en général).

J’ai observé un jour avec une certaine curiosité un couple de jeunes personnes descendant une rue l’une à côté de l’autre, tout en fumant. Quand la dame avait tiré deux taffes le mâle n’en avait tiré qu’une. Cela faisait penser à un numéro assez bien rodé et, miraculeusement, tous les deux ont jeté ensemble leur mégot de sorte que j’ai eu envie d’applaudir à une telle maestria, un si bel ensemble.

Les Velib, ultime triomphe du maoïsme en France, donne souvent à ceux qui les chevauchent un air coincé qu’explique en grande partie leur maladresse à conduire un vélo. L’uniformité des bicyclettes, leur lourdeur, la constance mise à brûler les feux rouges, la fierté de prendre une rue à contre-sens autorisée par la loi, cette trouvaille écologique est à mon avis une catastrophe.

La rue n’est pas l’unique endroit où se déroulent les luttes (ou les convergences) de regards. Il y a les restaurants, les cafés, les librairies, les supermarchés sans parler des plages, des salles de spectacles, etc. mais c’est sans doute le seul où vous êtes à pied et en marche.

Dans la rue souvent déserte d’un village, quand on croise une personne, généralement âgée, on ne peut s’empêcher de la regarder et même de lui dire bonjour, parfois plus. Autres lieux, autres mœurs.

En Inde, entre autres, je ne suis pas obsédé par les problèmes que me pose la rue en France et en Europe. A New Delhi par exemple, les couleurs, les bruits, les gens, les immeubles sont si étonnants qu’ils captent toute mon attention.

Il y a des pays comme le Japon (il y a un certain temps) ou la Chine où la donne est inversée; c’est moins vous qui êtes l’observateur curieux que les indigènes qui vous dévisagent, ou font semblant de vous ignorer.

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En cas d’accident ou d’incendie, a fortiori en cas d’émeute et d’insurrection, tous les codes précédemment écrits explosent, la rue se métamorphose, les gens eux-mêmes sont changés, les lieux sont méconnaissables, les trajets sont tout autres, les objets changent de fonction. Chaque fois que le peuple se soulève le même phénomène se produit : là où les gens se parlaient peu ou pas, où les voitures faisaient la loi, où l’important était de consommer, où il semblait impossible qu’il en soit autrement, où ceux qui se tenaient dans les immeubles immenses semblaient entourés d’une aura d’omnipotence, d’éternité, le « désordre » s’installe. C’est désormais la parole qui circule, les artères qui sont vidées de véhicules.

Au moment où le connu fait place à l’inconnu, les inconnus se reconnaissent.

 2) Porte dorée

SCENES INCROYABLES DANS UN CAFE DE LA PORTE DOREE

Si l’on excepte les groupes de gens qui parlent, ou seulement les couples qui s’engueulent, la population assise d’un café peut se diviser en deux groupes : ceux qui lisent le journal, surtout le matin, et ceux qui font des mots fléchés (ce paradigme a à peu près complètement, sinon mystérieusement, remplacé les mots croisés). Cela est toujours pour moi un motif d’étonnement d’observer un homme qui lit le journal avec attention, tournant chaque page et le lisant apparemment avec un sérieux, une application qui semblent en totale contradiction avec le contenu dudit journal qui ne contient que des mensonges ou des bêtises (la date est en général la seule information à laquelle on peut faire confiance). On a envie de dire à ces lecteurs attentifs : ne vous donnez pas tant de mal pour ingurgiter cette soupe indigeste sinon empoisonnée. Parfois je l’ai dit, à mes dépens. D’ailleurs cela accentuerait encore la crise de la presse.

Voir un homme lire sans rire un quotidien, en général un journal, reste pour moi un fait extraordinaire quoique à vrai dire très répandu, une cause d’ébahissement quotidiennement renouvelée. Je ne vois qu’un homme allant voter, qu’il fasse chaud ou froid, qui me cause le même étonnement. Non, j’ai encore rencontré plusieurs personnes m’affirmant que le Pape actuel est un homme sympathique, ce qui chez moi provoque une intense stupéfaction !


Un autre motif d’étonnement, non moins grand, est la part importante que peuvent prendre dans la journée d’un homme ou d’une femme de ce temps (au temps de l’informatique, d’Internet, du réchauffement climatique, etc.) les mots fléchés. Voilà quelqu’un qui n’a cure des « informations » du Parisien, la seule chose qui lui importe ce sont les mots fléchés du quotidien, de préférence encore vierges. J’ai personnellement connu quelques personnes se livrant à cette occupation, justement parce qu’elles me sollicitaient pour leur affaire. Cette activité innocente a l’avantage de créer des liens, sauf si l’individu revendique hautement son autonomie et tient à ne rien demander à personne, fier de son indépendance qui peut venir de décennies de pratique.

Regardez un instant cet homme qui s’assoit à la table d’un café, à un endroit où la lumière est abondante, la chaleur convenable, les clients rares ; qui enlève sa casquette, chausse ses lunettes, étend bien à plat son journal et met toutes ses affaires (casquette, sac, baguette, etc.) sur la table à côté. Car il lui faut deux tables. Il feuillette lentement toutes les pages du canard, en commençant par la première, savourant le temps qui le sépare de la page convoitée, celle qui contient les mots fléchés (les autres pages lui importent peu, il regarde les titres et les oublie, lesdites pages ne semblent là que pour le faire languir) ; certes il pourrait les sauter, ouvrir son journal à la page des mots fléchés, à la page idéale, mais il joue à attendre, cela fait partie de son plaisir solitaire, c’est sa chère habitude. Laissons-le à sa tâche, votre café est fini et d’autres tâches vous attendent, vous, comme de regarder une autre personne dans un autre établissement se livrant à la même activité que précédemment mais peut-être dans un autre journal.