Scènes de la vie de Provence

De Van Gogh à Brueghel l’ancien

(et vice versa)

A Arles avec l’aide du privé (la Suisse Hoffmann), comme dans le cas de la Fondation LV près du Jardin d’acclimatation à Neuilly, une tour est en construction à la limite de la ville près des ateliers de réparation industrielle de la SNCF. La culture ou ce qui en tient lieu a donc ici aussi des relents ferroviaires ou automobiles, ainsi que cela arrive souvent. A Athènes le nouvel Opéra d’Athènes a été bâti au bord d’une autoroute non loin du Pirée. La tour arlésienne de l’Américain (limitée à soixante mètres à peine) est enserrée par d’anciens bâtiments ferroviaires et une théorie de lignes de chemin de fer (les trains sont autour quand à Orsay ils étaient dedans). La construction de Piano, toujours financée par un mécène milliardaire (Niarchos) qui vit plutôt à New York, apparaît de prime abord comme une magnifique piste d’envol pour parapente, du moins pour ceux qui ne craignent pas d’atterrir au milieu des voitures, après avoir pris l’apparence au cours de sa construction d’une prison cinq étoiles (je l’ai vue à cet état d’avancement au printemps 2015). La culture, ce qu’on appelle ainsi pour simplifier sinon égarer, est si bien attachée au pénitentiaire qu’une Exposition a eu lieu récemment à Avignon dans l’enceinte même de la prison désaffectée, à un jet de cocktail Molotov du Palais des papes ; « Les Lucioles » a même connu un grand succès, tant il est vrai que, quand on est sûr d’en sortir quand on veut, on peut sans doute apprécier mieux l’atmosphère des lieux, dût-on payer pour ce faire.

Gracian faisait dans L’Homme de cour une intéressante remarque : « Le souvenir d’avoir vu un ouvrage encore imparfait ne laisse pas la liberté de le trouver beau quand il est fait… Que tout habile maître se garde bien de laisser voir ses ouvrages en embryon ; qu’il apprenne de la nature à ne point les exposer qu’ils ne soient en état de pouvoir paraître. » Mais comment cacher les débuts et les progrès d’une tour, fût-elle assez brève, à moins de dévier la circulation pédestre, ferroviaire, automobile, de dévier les avions, ou bien d’« élever » une tour souterraine ? A supposer qu’elle puisse être améliorée.

La tour de Gehry, signe que même en Suisse, pays d’où est originaire la mécène, la crise se fait sentir, est inférieure aux habituelles productions du blockbuster californien, du reste octogénaire, et de toute façon ridicule face à la tour sans fin (restée à l’état d’ébauche, dans le projet Nouvel : 425 m, ce qui en aurait fait la plus grande tour d’Europe) mais a des airs de ressemblance avec la tour de Babel, surtout dans la version du vieux Brueghel, et naturellement d’après la maquette la montrant dans son état final en 2018. Ou tout simplement une trop grande tour risquait d’être mal acceptée par cette ville de quelque cinquante mille habitants. Autant qu’on puisse en juger, contrairement à la Philharmonie de Nouvel, la tour de l’homme de Santa Monica ne peut qu’y gagner à s’envelopper d’une carapace, même en alu (c’est proprement un bâtiment « titanesque »). Quand nous l’avons découverte, tout à fait par hasard, à la fin de l’année 2015, elle avait en effet l’air d’un assez élégant château d’eau. Enfin il est indéniable que ce n’est pas dans le gigantisme qu’excellent les rock-stars de l’architecture. La Fondation Cartier de Nouvel, le Centre américain, devenu la Cinémathèque française, de Gehry, ou la Fondation Pathé de Piano l’attestent. Même si, dans cette dernière prestation, Piano a su recycler Bercy 2 et sa Cité de la musique à Rome, mais en se cachant (il faut monter dans l’un des immeubles environnants pour mieux voir la « chenille »). La tour d’Arles, au cas où son existence ne déclenche pas une vague d’émeutes, rentre dans le cadre de ces projets relativement modestes. Il n’est pas question de se demander ce qu’elle renfermera ; elle est là pour servir d’icône à une ville qui est peut-être (bien à tort) un peu jalouse du succès d’Avignon et n’a pu percer dans les destinations touristiques avec ses diverses rencontres, son théâtre, son amphithéâtre, son musée antique. N’y aurait-il que dalle dans la structure que le « succès » pourrait être étonnant, le charme profond et durable, comme dans ces cadeaux traditionnels au Japon où, après avoir écossé cinq ou six enveloppes, on trouve en définitive un minuscule objet à peine précieux ou agréable.

Ce qui est sûr dans toute cette histoire est que l’art est mort, une seconde fois, l’architecture défunte, devenue l’équivalent d’un gimmick (ne peut-on dire qu’Arles est morte Gehry ?)(ah ah !) et que l’argent a triomphé modestement sur toute la ligne. La Fondation Van Gogh est sise du reste dans les locaux d’une ancienne banque. Le succès serait total si Mme Hoffmann parvenait à évincer complètement le nom de Van Gogh, ce qu’elle a à moitié fait avec la Fondation Luma (ou comme Niarchos écartant le nom de Piano pour son nouvel Opéra d’Athènes, ou encore Arnault avec la Fondation Louis Vuitton au bois de Boulogne). Il est assez comique à cet égard que ce soit la digne héritière du trust pharmaceutique Hoffmann-La Roche qui a récupéré et montré quelques toiles de Van Gogh, peintre qui avait, pour le meilleur ou pour le pire, de « grands problèmes psychologiques » au point d’aller lui-même se réfugier dans un hospice comme celui de Saint-Paul à Saint-Rémy-de-Provence où il n’avait à se préoccuper de rien pour sa vie quotidienne et d’avoir un recours médicinal à l’absinthe pour ses problèmes d’humeur. (Roche est surtout connu pour le Valium). L’efficacité du trust est ici visible après la mort du patient. De toute façon le père de Proust, qui était médecin, et auteur d’un livre sur l’asthme, s’il était parvenu à vaincre l’asthme chronique de son fils dont il était peut-être lui-même à l’origine), aurait-il servi la « science » au détriment de l’« art » ?

Mars 2016